6 . Le menuisier



De l'extérieur de la maison, on entendait surtout sa toux de fumeur et ses jurons. Il arrivait le soir vers neuf< heures, restait jusqu'à passé minuit. On entendait aussi la scie circulaire, la ponceuse, les coups de marteau et de nouveau ses quintes de toux, une planche qui tombait avec fracas et un gros juron. C'était le menuisier du village voisin qui venait le soir travailler sur le chantier. Il avait construit l'escalier de bois de ma maison, habillé les poutres, couvert les joints, installé les portes des armoires, les balustrades, les plinthes. Il sortait de là tard dans la nuit, couvert de sciure et sa dernière cigarette roulée entre les lèvres. Il lui arrivait aussi que tout un soir il regarde les planches, palpe les arrondis, déplace les baguettes de sapin, juste pour réfléchir à leur emboîtement compliqué. On n'entendait plus rien sur le chantier, pas de rabot, pas de marteau. On se demandait s'il était parti en oubliant la lumière et tout d'un coup ça toussait épouvantablement. On savait alors que le menuisier était en train de réfléchir. Il pensait à la géométrie des pièces, mais peut-être aussi à sa vie plutôt triste. Dernièrement il s'était marié, mais on ne l'accueillait pas volontiers à la maison. C'est pourquoi il préférait traîner tard chez ses clients et aller dormir chez sa mère. Ou bien travailler à la semaine sur un lointain chantier. La dernière fois, c'était à 400 km de là, à Paris au mois d'août. Il dormait dans la camionnette de son patron et ne revenait que pour le week-end. Il n'avait que 51 ans, en paraissait dix de plus.

Me vient une image qu'il me semble avoir déjà ressassée à son propos: une grand toile du peintre Hodler symbolique et maladroite, intitulée «Le Menuisier». On y voit un vieil homme contemplant les planches qu'il a préparées et on se rend compte qu'il s'agit d'un cercueil. Quelque chose dans l'attitude de l'artisan laisse entendre que ce cercueil est pour lui.

Ainsi le menuisier semble avoir passé ces dernières années à préparer son cercueil de sapin. Plus rien ne lui réussissait vraiment, sa voiture avait été enfoncée, son patron voulait se passer de lui, sa toux ne le quittait plus. Samedi dernier il était venu sur son chanter nocturne, mais il était très, trop fatigué. S'est excusé, a dit qu'il reviendrait. Qu'a-t-il fait de son dernier week-end? Lundi matin, on l'a retrouvé dans la rue sans connaissance. A l'hôpital il ne s'est pas réveillé. On l'a «entubé» de toute part, mais sans espoir, car il était trop fatigué pour survivre. Quelques jours plus tard on l'a débranché pour le mettre dans un cercueil de sapin clair. Mon voisin dit que le pire à propos du menuisier est que dans notre société, les perdants sont aussi les premiers à mourir. Hier soir, en empruntant l'escalier quele menuisier a construit dans ma maison, j'ai remarqué que la planche du premier palier qui d'habitude grinçait si fort s'était finalement tue.


Daniel de Roulet

Frasne-les-Meulières, octobre 2000


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