8. La messe


De 10 heures 12 jusqu'à 10 heures 15, un dimanche toutes les six semaines, la cloche appelle les paroissiens de mon village à venir se réchauffer à l'église. Ils arrivent tous en voiture et, d'un coup, la place de l'Eglise sous ma fenêtre se transforme en parking. Par un dimanche nuageux de novembre, j'ai compté jusqu'à seize voitures. Sous les deux tilleuls, à côté du monument aux morts, le long du mur de l'école et même empiétant sur la plate-bande de mes rosiers. A 10 heures 15, la cloche ralentit son rythme, oubliant un battement sur deux, puis un sur trois et je guette son silence définitif. Elle met presque une minute à cesser tout battement.

Les paroissiens sont vêtus de couleurs solennelles, vert chasseur, brun terreux et gris ciel, tiennent d'une main leur missel et de l'autre une casquette ou une béquille. Les femmes se sont fait mettre en plis par leurs voisines, leurs cannes sont nombreuses, les démarches courbées. Personne ne semble avoir moins de cinquante ans, ça vous rapproche du ciel, mais vous éloigne de la vie. Pour gravir les trois marches basses précédant le porche, c'est toute une histoire. Les plus âgés doivent placer leur canne en avant, hisser le poids du corps lentement d'une jambe sur l'autre.

De ma fenêtre qui surveille le clocher du haut en bas, de la montre jusqu'au porche d'entrée, je pourrais les compter et même noter le nom des retardataires. A 10 heures 30 les derniers arrivent encore, clopin-clopant, après avoir laissé leur Renault Clio mal garée le long du mur du cimetière refait après les dernières inondations.

Une heure plus tard, tout le monde ressort en même temps, se serre la main, reprend sa voiture et abandonne mon église pour les prochaines semaines. J'ai calculé que le taux d'occupation de ce beau bâtiment fin Renaissance n'était que d'une heure toutes les 2500 heures, soit moins d'un demi pour-mille. Un bon gestionnaire proposerait sûrement d'en privatiser l'usage, d'en faire la salle de réunion décente qui manque enore au village ou d'en vendre les pierres taillées à quelque marchand hollywoodien. Mais pour moi qui n'y pénètre jamais, tout en profitant chaque heure de son clocher, ce serait une catastrophe très intime. Les symboles sont là non pour être utilisés, mais pour nous rassurer. Une fois l'an au moins, le porche de l'église sert en effet d'abri aux cercueils à porter en terre. Et comme ici, même très lentement, tout le monde finit par mourir, le cimetière ne saurait renoncer à sa belle antichambre.


Daniel de Roulet

Frasne-les-Meulières, novembre 2000


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