3. Le 11 novembre


La fenêtre de ma chambre de travail donne sur la Place de l'Eglise, vague carrefour pas très aménagé, décoré d'un monument aux morts. Les gens d'ici s'y rassemblent deux fois l'an, le jour de la victoire, le 8 mai et le jour de l'armistice, le 11 novembre. Ce jour-là ils commémorent 1918 et les poilus de la Grande guerre. Il reste aujourd'hui près de 100 électeurs dans ce village qui a sacrifié une dizaine de ses habitants en 4 ans pour défendre l'Alsace, la Lorraine et les industries nationales. Chaque jour, de ma fenêtre je regarde pendant de longues minutes ce petit obélisque funéraire que ma voisine fleurit régulièrement. Le 11 novembre, le courrier n'est pas distribué, mais remplacé par une cérémonie.

Il est onze heure moins cinq, ciel sans un nuage, mais sans chaleur. Une vielle dame arrive Place de l'Eglise avec ses cannes. Elle vient péniblement s'asseoir sur le banc de pierre devant ma maison. Je la rejoins et la salue. Elle me raconte alors : « Cela fait 89 ans que je m'assieds sur ce banc. Ici habitait mon amie Germaine Bonvalot. Vous, Monsieur, quand vous avez fait des travaux, j'ai eu peur, parce que, pendant le chantier, le banc de pierre a été cassé. Heureusement vous l'avez réparé. C'est peut-être la dernière fois que je m'y assieds. L'hiver dernier à l'hôpital j'ai été envahie par les globules blancs, j'ai demandé au médecin de me faire une piqûre pour en finir. Il n'a pas osé. Et me revoilà. Mais je crains l'hiver qui vient. »

De la Grande Rue entre-temps arrive sur la Place de l'Eglise un groupe de villageois âgés, majorité de femmes. Elles se rassemblent devant le monument aux morts. Une dame portant une gerbe de fleurs emballée dans un papier transparent retenu par un ruban tricolore annonce : « On va commencer. »

La quinzaine de personnes qui se trouve là s'approche, se salue, se toise, compte les absents. Derrière les fenêtres qui donnent sur la Place un ou deux voisins surveillent la scène. Je me joins au groupe qui forme un quart de cercle autour de l'obélisque de pierre protégé par une grille de fer. La dame à la gerbe ouvre le petit portail, dépose les fleurs sur lesquelles se forme de la buée, comme sur une vitre l'hiver.

Deux des filles du facteur d'orgue, mon voisin d'en face, se rapprochent de la colonne, y lisent chaque nom, ajoutant « Mort pour la France ».

Puis l'unique agriculteur-éleveur du village se met face à nous. Il remplace Monsieur le maire « retenu par la maladie. » Il sort une feuille pliée en quatre, communication du secrétaire d'Etat chargé des anciens combattants à la nouvelle génération. L'orateur lit dignement, articulant chaque syllabe, cet appel patriotique à la jeunesse de l'Europe réconciliée au seuil du troisième millénaire. Quand il a fini d'emprunter ses phrases, l'adjoint au maire nous demande encore une minute de silence pour les morts. Nous restons figés, les uns appuyés sur leurs cannes, les autres les mains dans les poches.

La minute s'écoule tandis que passe une voiture, en trombe sur la place de l'Eglise. Au bout d'un moment que personne n'a vérifié comme étant une vraie minute républicaine, mais que j'estime à quarante secondes, passe une deuxième voiture à plus folle allure encore. Une vieille dame rompt alors le silence, met fin à la cérémonie, disant :

« Il y a quelques années encore, les voitures ralentissaient. Maintenant, c'est fini tout ça. »


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